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PARIS — Dans les heures qui ont suivi l’attaque terroriste islamiste contre l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, un slogan est né pour rendre hommage aux victimes et défendre la liberté d’expression, gagnant comme par magie toute la France et le reste du monde grâce à son pouvoir unificateur.
“Je suis Charlie.’’
Le visuel de ce slogan — des lettres blanches et gris clair sur fond noir — inspira des millions de manifestants à travers le pays, rejoints par les dirigeants de pays occidentaux et musulmans. Des stars hollywoodiennes tel George Clooney proclamaient aussi « Je suis Charlie », tout comme la Maggie des “Simpsons”.
D’une seule voix, ils se disaient Charlie contre des terroristes qui considéraient que le magazine avait insulté l’islam avec ses caricatures moquant le prophète Mahomet.
Mais ce slogan fédérateur est devenu source de divisions en France et un point de fixation de débats complexes dans les conversations quotidiennes et la culture populaire, sur les réseaux sociaux et même dans les cursus scolaires.
“Je suis Charlie” a engendré “Je ne suis pas Charlie”, et par conséquent une question qui exige de choisir son camp : Es-tu ou n’es-tu pas Charlie ? En fonction de la réponse, chacun se retrouve d’un côté ou de l’autre de lignes de faille qu’on trouve en France, qu’il s’agisse de la liberté d’expression, de la laïcité, de la race, de l’identité nationale ou, bien entendu, de l’islam.
La métamorphose du slogan révèle au grand jour la polarisation du discours politique en France, aggravée par la décapitation d’un professeur de collège et les deux autres récentes attaques islamistes qui ont suivi la republication des caricatures du prophète Mahomet par Charlie Hebdo en septembre. À mesure qu’il prenait une vie propre, ce cri de ralliement contribuait à aiguiser les tensions dans l’Hexagone.
“J’aimerais que ce slogan arrête d’exister parce que ce slogan — la forme qu’il a prise aujourd’hui — creuse un peu plus profondément” les divisions, dit Joachim Roncin, le graphiste qui l’a créé en l’envisageant d’abord comme un “doudou: ‘Je suis Charlie, on est ensemble’.”
Aujourd’hui, celui qui se revendique Charlie est plus probablement blanc et en faveur de la publication des caricatures. Sous sa forme la plus extrême, cette personne peut être partisane d’une laïcité stricte qui sert parfois de paravent à l’islamophobie. Celui qui n’est pas Charlie est souvent non-blanc et opposé à la publication des caricatures. Dans les cas les plus extrêmes, cette personne pourrait justifier le terrorisme islamiste et l’interdiction de toute critique des religions.
Alors qu’il transcendait hier les clivages politiques, le slogan “Je suis Charlie” a aujourd’hui été largement récupéré par la droite et créé des divisions à gauche.
Selon Gérôme Truc, sociologue au Centre national de la recherche scientifique, le slogan est régulièrement instrumentalisé dans le cadre d’un “combat politique [qui] cherche à générer du clivage, à distinguer qui est avec nous et qui est contre nous”.
Il met “de l’huile sur le feu” en France, ajoute M. Truc, en faisant référence aux questions auxquelles le pays a, selon lui, échoué à répondre ces cinq dernières années, comme l’islamisme, la liberté d’expression et la place qu’occupe la religion dans la vie publique.
Son potentiel explosif était perceptible lors du récent entretien que le Président Emmanuel Macron a accordé à Brut, un média en ligne principalement destiné aux jeunes. Un lecteur répondant au prénom arabe de Karim lui a posé cette question : “Je suis français, j’aime mon pays. Pourtant, je ne suis pas Charlie. Est-ce que j’ai le droit ?”
M. Macron lui a répondu que oui, mais a ajouté : “Je pense qu’il faut sortir du slogan.”
Mercredi, la cour d’assises spéciale de Paris a jugé 14 accusés coupables de complicité dans les attaques commises en 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo et du supermarché Hyper Cacher. Si ce verdict permet de tourner une page sur le plan judiciaire, l’effet des caricatures sur la société française continuera de se faire sentir.
Quand Charlie Hebdo les avait publiées pour la première fois en 2006, le Président de droite à l’époque, Jacques Chirac, avait dénoncé cette parution, appelant à la “tolérance et au respect de toutes les confessions”. En 2015, le gouvernement du président socialiste François Hollande avait réagi à la série d’attentats cette année-là, dont celle sur la salle de concerts du Bataclan, en lançant un vigoureux appel à l’unité nationale.
Cet automne, dans la foulée des trois récentes attaques, M. Macron a défendu avec insistance la republication des caricatures en invoquant “le droit au blasphème”. Cette position a déclenché des manifestations dans certains pays musulmans et n’a suscité, cette fois, que critiques et silences en Occident, isolant la France.
Pour Vincent Tiberj, sociologue à Sciences Po Bordeaux, l’opinion publique française a été façonnée moins par la nature des attaques terroristes que par le discours politique et les actions qui ont suivi.
Après les attaques de 2015 — causant la mort de près de 150 personnes, les trois attaques de cet automne ayant fait quatre victimes — l’accent mis par le gouvernement sur l’unité nationale a en fait conduit à une augmentation de la tolérance envers les musulmans, selon les recherches de M. Tiberj. Le sociologue estime en revanche que la réaction politique au lendemain des récentes attaques — avec une rhétorique qui semble confondre la religion de l’islam avec l’extrémisme islamiste — risque d’alimenter les divisions.
Depuis 2015, ces divisions n’ont fait que s’accentuer à mesure que le sens du slogan “Je suis Charlie” évoluait.
M. Roncin, le graphiste, qui a 44 ans, a imaginé ce slogan moins d’une heure et demie après l’attaque contre Charlie Hebdo en 2015. Il n’avait jamais été lecteur du magazine mais dans son enfance, il y en avait toujours des exemplaires qui traînaient à la maison. Son père, un pur produit de la révolution sociale de mai 1968, goûtait l’esprit contestataire de l’hebdomadaire, se souvient-il.
Cette attaque, dit-il, semblait lui arracher “une partie de mon enfance, une partie de ce qui me constitue”. Quand M. Roncin a publié le slogan sur son compte Twitter, le 7 janvier 2015, celui-ci comptait 400 abonnés. Le premier hashtag #JeSuisCharlie est apparu à peine sept minutes plus tard, d’après une étude sur les hashtags Twitter.
En quelques heures, il a essaimé dans le monde entier et M. Roncin était submergé de demandes d’entretien par les médias. Le soir même, parmi les dizaines de milliers de personnes rassemblées Place de la République à Paris, beaucoup brandissaient le slogan qu’ils avaient imprimé à domicile.
Mais des critiques, elles aussi, n’ont pas tardé à émerger sur les réseaux sociaux, dont certaines remarquées par M. Roncin moins d’une heure après son tweet. Un hashtag #JeNeSuisPasCharlie est apparu, premier signe d’une politisation qui transformerait sa création en “slogan de la droite”, dit-il.
Il n’est pas le seul à se sentir mal à l’aise.
Christophe Naudin, qui a 45 ans, a survécu à l’attaque terroriste de novembre 2015 au Bataclan, où 90 personnes ont été tuées, en se cachant près de deux heures dans un cagibi.
Élevé dans une famille très engagée politiquement, M. Naudin se rappelle sa grand-mère défendant passionnément Salman Rushdie, l’écrivain menacé de mort pour avoir offensé de nombreux musulmans dans son roman “Les Versets sataniques”. Il s’était abonné à Charlie Hebdo en 2006 en soutien de la décision cette année-là du magazine de publier des caricatures de Mahomet.
Mais l’année dernière, il a annulé son abonnement, se sentant de plus en plus mal à l’aise avec sa ligne éditoriale. Charlie Hebdo publiait parfois des contenus islamophobes, dit M. Naudin, qui enseigne l’histoire dans un collège et a récemment publié un récit, “Journal d’un rescapé du Bataclan”.
M. Naudin explique qu’une Une sur les attentats de Barcelone, et un éditorial du rédacteur en chef de l’hedomadaire Laurent Sourisseau, semblaient faire l’amalgame entre islam et islamisme.
Le magazine n’a pas répondu à de multiples demandes d’interviews. En réponse aux accusations de racisme, M. Sourisseau a déclaré à un journal français que “malheureusement une bonne partie de la gauche est corsetée dans des concepts idéologiques très stricts et s’interdit de parole.” Il ajoutait: “Il faut dire les choses même si elles sont désagréables.”
Le slogan Charlie polarise les Français à deux extrêmes, estime M. Naudin, qui ajoute que “nous avons malheureusement atteint un point de non-retour où le discours nuancé n’est plus audible”.
Le slogan “Charlie” a fait son chemin jusque dans les salles de classe.
Début octobre, Samuel Paty, professeur dans un collège près de Paris, donnait un cours sur la liberté d’expression, s’appuyant sur ce qu’il avait intitulé “Situation Dilemme : être ou ne pas être Charlie”. Il a montré deux caricatures de Mahomet extraites du magazine, déclenchant l’engrenage fatal qui allait mener à sa décapitation par un islamiste extrémiste, quelques jours plus tard.
Selon des notes écrites prises par deux élèves présentes à ce cours, qui en ont fourni des copies au New York Times, “Être Charlie” signifiait soutenir la liberté de la presse, la publication des caricatures et le droit au blasphème. “Ne pas être Charlie” signifiait estimer que le magazine ne respectait pas les religions, publiait des caricatures blasphématoires, défiait les islamistes et risquait de provoquer des attaques.
Les élèves ont débattu de ces questions avant d’être invités à se mettre d’accord sur une proposition de solution.
Sur la dernière ligne des notes prises en classe, la proposition choisie indiquait: “Se retenir de publier ce type de caricature.”
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