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PARIS —D’habitude, on retrouve plutôt les maisons d’édition françaises dans les élégantes rubriques ‘Livres’ de la presse, ou évoquées avec révérence dans les émissions télévisées littéraires. Mais voilà que depuis douze mois elles sont sur la sellette, scrutées par des sites d’investigation révélateurs de scandales et cités dans les registres de policie.
À Paris, le siège de la maison qui a publié Proust et Céline a subi une descente de la police à la recherche de documents incriminant un écrivain pédophile, Gabriel Matzneff. Un éditeur influent s’est révélé partie prenante d’une manoeuvre qui a permis à ce même écrivain d’obtenir un prix littéraire prestigieux remis par un jury comprenant le prix Nobel de littérature de 2008, une “immortelle” de l’Académie française et plusieurs auteurs français à succès.
Ces épisodes, et d’autres, ont contribué à créer l’image d’une élite littéraire isolée et déconnectée, habituée à s’exempter des règles élémentaires — celles de la morale, des affaires ou du bon sens — selon plusieurs dizaines de personnes interviewées l’année dernière.
“C’est probablement un des derniers univers qui était resté aussi protégé contre l’investigation et contre l’objectivation des ententes illicites, ou des accords, ou des copinages de proximité,” confirme Olivier Nora, qui dirige la célèbre maison d’édition Grasset, . “C’est un des derniers univers dans lequel personne ne mettait le nez pour voir ça.”
C’est d’ailleurs Olivier Nora qui a attiré l’attention — sans surprise — en publiant un livre: “Le Consentement”, le témoignage de Vanessa Springora qui, à 14 ans, a eu une liaison avec Gabriel Matzneff, l’écrivain ouvertement pédophile qui a bénéficié pendant des décennies de la protection de l’élite littéraire, médiatique et politique française. La publication du livre en janvier dernier — et les révélations qui ont suivi sur Gabriel Matzneff, ses soutiens et ses autres victimes — ont provoqué une vague #MeToo en France, une réflexion sur les question de sexisme, d’âge et de consentement, et des échauffourées entre politiciens et féministes dans la capitale.
Olivier Nora affirme ne pas avoir hésité à publier le livre alors qu’y figurent des habitués des cercles littéraires qu’il connaît personnellement.
“C’est un milieu tellement incestueux que si on commence à dire, ça va déplaire à un tel ou un tel — donc je ne publie pas”, dit-t-il, ajoutant, “je pensais que ça pouvait faire quelques remous dans le tout petit milieu, mais j’étais loin de penser qu’il y aurait cet effet aile de papillon qui a terminé en tsunami.”
À la tête d’une grande maison d’édition depuis 20 ans, M. Nora, 60 ans, occupe un rôle atypique en France — il est le PDG d’une entreprise mais aussi le garant, dans un pays où la fiction reste sacrée, de ce qu’il qualifie lui-même de “bien social”.
Lors de l’interview de deux heures qu’il a récemment accordée au New York Times, M. Nora a insisté sur son profond engagement à publier des textes qui reflètent les points de vue divergents d’une société qui paraît souvent en guerre avec elle-même, même s’il reconnaît que l’édition — encore moins diversifiée ici que son homologue aux États-Unis — échoue souvent à le faire. Il s’est montré déchiré entre sa conviction que les jurys littéraires français, gangrénés par des connivences et des conflits d’intérêts, devraient se réformer et ses doutes quant à leur capacité à le faire.
Il n’est pas le seul à exprimer des réserves.
Hugues Jallon, qui dirige Le Seuil, autre maison d’édition d’importance, avoue qu’il est de plus en plus frustré par l’influence corrosive des jurys littéraires.
Contrairement au Booker Prize britannique ou au Pulitzer américain, dont la composition des jurys change tous les ans et les membres se récusent en cas de conflit d’intérêt, à la plupart des grands prix littéraires en France les jurés sont nommés à vie et peuvent même être salariés d’une maison d’édition, ce qui préserve les intérêts d’une élite établie.
“C’est un système aberrant”, juge Hugues Jallon, 50 ans. “Il devrait y avoir des règles très strictes: quand on est salarié d’une maison d’édition, ne pas être juré”.
Il y a beaucoup d’argent en jeu. L’impact des prix sur les ventes et les bénéfices de l’éditeur est tel, poursuit M. Jallon, qu’ils influent sur les choix de publication du Seuil, aux dépens d’autres manuscrits laissés de côté.
En ce qui concerne les prix, y compris les plus prestigieux tel le Renaudot, même une petite pression peut être exercée, dit M. Jallon. “On va aller voir les jurés pour dire: ‘Lisez celui-là, il est pour vous’”.
Le bénéfice financier du Goncourt, le plus prestigieux des prix, est “énorme, c’est complétement déformant,” dit-il, ajoutant que les actionnaires du Seuil en sont très conscients.
“Ils me demandent, ‘Alors, vous allez l’avoir, le Goncourt cette année?’.”
Les réserves d’Olivier Nora et d’Hughes Jallon sont d’autant plus significatives qu’avec Gallimard, leurs maisons d’édition, Grasset et Le Seuil, ont longtemps été les têtes de pont du secteur littéraire en France. Surnommé “Galligrasseuil”, le trio a longtemps eu la main sur les prix littéraires.
Depuis 2000, ces maisons ont gagné la moitié de l’ensemble des récompenses aux quatre grands prix littéraires français, alors qu’elles publiaient les oeuvres de presque 70 % des jurés y siégeant.
Sur les 38 jurés actuels de ces quatre prix , près de 20 % sont salariés d’une des trois maisons d’édition.
Antoine Gallimard, qui dirige l’entreprise fondée par son grand-père, a refusé les demandes d’entretien pour cet article. Gallimard a beau être largement tenue pour la maison d’édition la plus prestigieuse de France, elle fait depuis un an l’objet de critiques pour avoir longtemps publié Gabriel Matzneff.
Pour Jean-Yves Mollier, spécialiste de l’histoire de l’édition, Gallimard met plus longtemps à se réformer que les autres principales maisons d’édition.
“Ils affectent d’être au dessus de la mêlée et considèrent que la patine du temps les a exonéré de descendre dans l’arène”, dit M. Mollier.
Les membres du sérail et les spécialistes disent qu’Antoine Gallimard est l’éditeur le plus batailleur quand il s’agit de décrocher les grands prix littéraires.
Béatrice Duval, une ancienne éditrice du groupe Gallimard qui dirige Le Livre de Poche, le plus gros éditeur de poches en France, explique que la stratégie commerciale de Gallimard est essentiellement centrée sur ces prix.
Chez Grasset, Olivier Nora affirme avoir commencé à sevrer sa maison du business model fondé sur les prix quand il a pris la direction de Grasset il y a vingt ans. À l’époque, la maison d’édition accordait des avances généreuses aux auteurs membres de jurys pour s’assurer de leur loyauté — une pratique qui a fini par attirer l’attention du fisc car ces auteurs se dispensaient souvent de remettre leur manuscrit.
Ce qui n’était pas sans déplaire à Grasset. “Vous aviez quelqu’un qui savait qu’il n’avait pas honoré un contrat chez vous — qui restait moralement débiteur à votre égard, ce qui fait que votre influence pouvait être plus grande vis-à-vis de lui,” explique Olivier Nora.
De nos jours, si l’avance d’un auteur qui vend mal a de fortes chances d’être revue à la baisse, cette règle ne s’applique pas lorsqu’il s’agit d’un membre de jury, dit M. Nora.
“L’avance ne sera pas baissée ou indexée sur les ventes parce qu’il fait partie d’un jury,” affirme Olivier Nora.
Il n’y a pas assez de “talents” dans le monde littéraire français pour qu’on instaure un système où les jurés seraient remplacés tous les ans, dit-il. Renouveler un tiers de chaque jury tous les cinq ans serait plus faisable, selon lui, et permettrait de faire venir de nouveaux visages.
Mais Béatrice Duval estime que c’est essentiellement la résistance de l’establishment qui rend impossible le passage à des jurys qui changeraient chaque année.
“Tous les gens qui sont là-dedans n’ont pas intérêt à ce que ça change”, dit-elle, en ajoutant que les grandes maisons d’édition ont tout à gagner en employant ou en publiant des jurés. “C’est plus facile de tenir les jurys comme ça”.
Aujourd’hui, les jurys sont dominés par des hommes blancs et vieillissants nommés à vie, ce qui crée une forme d’“entropie” qui affecte l’édition — et la France en général — ajoute M. Nora. Certes, le milieu littéraire est “très très très ‘white’,” dit-il, mais pas davantage que la “presse, la télé , la vie politique”.
Les influents comités de lecture, composés d’éditeurs et de lecteurs professionnels qui décident de ce qui sera publié dans les plus grandes maisons d’édition, ne reflètent pas la diversité du pays.
L’âge moyen des 37 membres des comités chez Grasset, Le Seuil et Gallimard, est de 62 ans. Un tiers sont des femmes et on ne compte qu’une personne non blanche, d’après les données fournies par des éditeurs de ces trois maisons.
M. Nora se dit parfaitement conscient que les générations plus âgées portent un regard très différent sur le genre, le féminisme, la race, le colonialisme et les autres questions sociales brûlantes qui agitent le pays.
“C’est évident que la sensibilisation des questions qui montent, les gens de ma génération le vivent de manière défensive : il y a une extrême difficulté à penser contre soi-même et à déconstruire le système dont on est le produit”, reconnaît-il. “Une très grande difficulté.”
Certains commencent tout juste à s’attaquer au problème.
L’année dernière, l’éditeur JC Lattès, qui appartient au même groupe que Grasset, a lancé “La Grenade”, une nouvelle collection qui publie des textes d’auteurs non-conventionnels — “la première tentative explicite de faire de ‘l’affirmative action’ en littérature française,” se félicite Olivier Nora.
La personne qui dirige la collection est Mahir Guven, 34 ans, fils de réfugiés turque et kurde, éditeur et romancier encouragé par Olivier Nora. M. Guven explique qu’il recherche des primo-romanciers qui n’avaient jusque-là pas imaginé avoir voix au chapitre en France.
“Il manque des textes, en France,” résume-t-il.
Antonella Francini a contribué à ce reportage.
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