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PARIS — Si un homme ne s’en était pas mêlé, “Moi les hommes, je les déteste”, le premier livre de Pauline Harmange, serait peut-être passé inaperçu.
À l’origine, la maison d’édition associative Monstrograph n’avait tiré qu’à 400 exemplaires cet essai féministe qui défend l’idée que le rejet des hommes est un mécanisme de défense légitime contre la misogynie systémique. Mais le jour de sa sortie, en août dernier, un chargé de mission au ministère de l’Égalité femmes-hommes, Ralph Zurmély, adressa un mail à Monstrograph depuis son adresse gouvernementale.
Dans ce mail, il affirmait que le livre était, de toute évidence, “une ode à la misandrie”. M. Zurmély, qui n’avait pas lu le livre, l’assimilait à une “provocation à la haine à raison du sexe”, et concluait : “Je vous demande d’immédiatement retirer ce livre de votre catalogue sous peine de poursuites pénales.”
La menace n’a pas eu l’effet escompté. L’affaire à peine rendue publique, “Moi les hommes, je les déteste” est devenu une cause célèbre dans les médias français — suscitant un intérêt sans précédent pour la misandrie, l’antipathie ou la méfiance envers les hommes, en tant que phénomène social. Comme Monstrograph ne pouvait plus répondre à la demande, les maisons d’édition se sont livré à une guerre d’enchères que Le Seuil a emportée. Depuis, 20 000 exemplaires ont été vendus, ainsi que les droits de traduction en 17 langues. Aux États-Unis, “Moi les hommes, je les déteste” sortira chez HarperCollins le 19 janvier sous le titre “I Hate Men”, dans une traduction de Natasha Lehrer.
Pendant ce temps-là, le ministère de l’Égalité femmes-hommes s’est efforcé de se désolidariser des menaces de M. Zurmély. Une porte-parole de la ministre actuelle, Élisabeth Moreno, a déclaré que celle-ci avait “fermement réprouvé cet acte isolé” et a ajouté que M. Zurmély était sur le point d’être muté vers un autre poste, “à sa demande”.
Pour Mme Harmange, qui a tout juste 26 ans, l’expérience a été à la fois forte et paradoxale. “Ça me lance ma carrière, dont je pensais que c’était un rêve quasiment inaccessible”, a-t-elle dit lors d’un interview en vidéo depuis chez elle à Lille. Pourtant, avec l’attention des médias d’information est venu le harcèlement sur les réseaux sociaux, avec son lot d’insultes quotidiennes qui arrivent maintenant en plusieurs langues.
“Il y a des moments où je me dis que je n’avais pas signé pour ça”, a-t-elle ajouté.
“Moi les hommes, je les déteste” trouve sa source en 2019 dans un article de blog traitant du burnout féministe. Pauline Harmange avait terminé ses études en communication l’année précédente et travaillait comme rédactrice publicitaire freelance. Ses essais personnels, traitant de sujets comme le bien-être ou l’écologie, lui valaient un lectorat restreint mais fidèle, et l’aidaient à joindre les deux bouts grâce à Tipeee, une plateforme de financement participatif.
Les éditeurs de Monstrograph, Martin Page et Coline Pierré, avaient pris connaissance de l’article et lui ont proposé d’en faire un livre. Pour Mme. Harmange, qui est bénévole dans l’association L’Échappée qui aide les victimes de viol, la misandrie était le meilleur concept pour exprimer sa frustration face à la violence sexuelle structurelle. “C’était une insulte qu’on recevait en tant que féministe”, a-t-elle dit. “Peu importe ce qu’on dit, à partir du moment où on critique les hommes, on est taxée de misandre. C’est là que je me suis dit : En fait, c’est tout à fait ça.”
Le synthétique et fluide “Moi les hommes, je les déteste”, s’inscrit dans le cadre d’un récent renouveau du sentiment anti-hommes dans la littérature féministe française. Comme Mme Harmange, Alice Coffin, une élue écologiste à la Ville de Paris, aborde également la misandrie dans “Le Génie lesbien”, publié fin septembre chez Grasset. Si le livre est principalement le récit de son expérience de journaliste et de militante lesbienne, auquel s’ajoute une série d’entretiens avec des journalistes américains du mouvement L.G.B.T., une partie est consacrée à “la guerre des hommes” contre les femmes. Mme Coffin considère notamment que les productions artistiques masculines sont “le prolongement d’un système de domination”, et dit les éviter.
La franchise des textes de Mme. Coffin et de Mme Harmange a touché un point sensible en France. Si le pays a tardé à prendre en compte le mouvement #MeToo, c’est en partie parce qu’il y a un fossé générationnel entre des féministes plus âgées membres de l’‘establishment’ et des militantes plus jeunes et déterminées à pointer du doigt un manque de progrès.
“Les féministes, on passe beaucoup de temps et d’énergie à rassurer les hommes que non, on ne les déteste pas vraiment, qu’ils sont les bienvenus”, dit Mme. Harmange. “Il ne se passe pas grand-chose en échange.”
Le désenchantement à l’égard de la politique en France a contribué au tournant pris par cette jeune génération. Alors que le président Emmanuel Macron avait déclaré que l’égalité homme-femme serait ”la grande cause du quinquennat”, son gouvernement essuie des critiques pour le manque de nouvelles mesures féministes mises en place. L’année dernière, M. Macron a nommé un homme qui avait précédemment été accusé de viol, Gérald Darmanin, au ministère de l’Intérieur.
Interviewée chez elle à Paris, Mme Coffin explique que les hommes ont “eu leur chance” d’œuvrer pour l’égalité. “Ça faisait longtemps qu’ils pouvaient saisir des perches, mais ça n’a pas l’air de déclencher l’enthousiasme.”
Pour Mme Harmange et Mme Coffin, dans ce contexte, la suite logique est de privilégier la sororité plutôt que de rassurer les hommes. L’historienne Colette Pipon, auteure d’un livre sur l’apparition de la misandrie aux marges du mouvement féminisme français dans les années 1970, estime que celle-ci est une réponse non-violente au sexisme et à la misogynie, et qu’elle possède une valeur stratégique dans les mouvements féministes.
“Ce sont souvent les plus radicales qui permettent aux autres d’avoir l’air raisonnables et d’obtenir des changements”, explique-t-elle.
Certaines femmes considèrent encore que critiquer les hommes en tant que groupe est plus néfaste que bénéfique. Dans une tribune dans le Journal du Dimanche, la philosophe Élisabeth Badinter s’est attaquée à “la pensée binaire” du “néoféminisme guerrier”. D’autres soutiennent Mme Harmange et Mme Coffin sans pour autant se qualifier de misandres. Rhokaya Diallo, journaliste Noire reconnue et activiste pour l’égalité raciale et de genre, a dit lors d’une interview téléphonique qu’elle ne souhaitait pas “centrer mon activisme autour des hommes”.
Mme Diallo note aussi qu’il est plus difficile pour une femme Noire de suivre l’exemple de Mme Harmange ou de Mme Coffin. “Quand on est une féministe non-blanche, ça va vite être analysé comme une espèce de haine de l’homme blanc”, explique-t-elle. “On va racialiser cette misandrie.”
La menace d’un harcèlement quasi-constant est bien réelle. Mme. Coffin raconte qu’il y a eu des jours — les pires — ces derniers mois où elle reçevait des “milliers et des milliers” de messages. Elle a porté plainte à de multiples reprises, dont trois fois pour menaces de mort, et a été placée un temps sous protection policière.
Mme Harmange a elle aussi reçu des menaces de viol et de mort. Pour les deux auteures, les pires abus sont survenus après que de prestigieux organes de presses se sont ralliés aux critiques du travail des deux femmes, comme lorsqu’une journaliste a qualifié le livre de Mme. Coffin de “projet génocidaire moral” sur les ondes d’Europe 1, en octobre dernier.
En conséquence, Mme Harmange — une enfant du numérique qui attribue en partie son éveil politique d’étudiante aux réseaux sociaux — a dû lever le pied avec Twitter, et essaie de se limiter à “cinq minutes par jour” sur le site.
Mais leurs appels à la sororité ne sont pas restés lettre morte. Des messages de solidarité sont venus apaiser les effets du harcèlement. Mme Coffin tient à souligner la “jubilation” que lui a procuré la publication de ses expériences de femme et de lesbienne : “Le language est tellement important pour libérer l’esprit.”
Et le fait que des écrivaines comme elles soient accueillies au sein du petit monde de l’édition française — en butte aux critiques pour son entre-soi et son manque de diversité — laisse penser que les choses évoluent. En novembre, le prestigieux prix Médicis est allé à une misandre autoproclamée, la romancière Chloé Delaume. Interviewée au téléphone, elle raconte qu’à son arrivée dans le milieu littéraire dans les années 2000, la misandrie “était prise comme une blague. Maintenant, on comprend que c’est un geste.”
Mme Harmange a maintenant trois nouveaux livres à paraître, dont le roman “Limoges pour mourir” écrit avant “Moi les hommes, je les déteste”, et un essai sur sa douloureuse expérience de l’avortement, prévu pour 2022.
Le succès de “Moi les hommes, je les déteste” lui permet surtout de ne plus vivre dans la precarité. Pour la première fois depuis des années, selon Mme. Harmange, elle ne s’inquiète plus de devoir vivre chez ses parents.
“Je n’ai jamais eu le courage d’être un ‘role model’, une femme ‘inspirante’”, écrivait-elle il y a deux ans dans l’article de blog qui a abouti à “Moi les hommes, je les déteste”. Pour une génération de féministes françaises, il se peut qu’elle le soit devenue.
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