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PARIS – Il y a quelques années, le dessinateur et scénariste Julien Berjeaut, tout juste sorti de la série à succès “Silex and the City”, reçoit une offre rarissime dans le monde francophone : reprendre un classique de la bande dessinée, Lucky Luke.
Lucky Luke, l’histoire d’un cow-boy du Far West américain, fait partie des quelques bandes dessinées avec lesquelles des générations d’enfants ont grandi en France et dans le monde francophone. Ces enfants lisent Lucky Luke, tout comme Tintin et Astérix, à l’âge où ils sont le plus influençables et où une histoire “rentre comme ça à coup de marteau dans la tête et ça ne sort plus’’, explique M. Berjeaut, qui publie sous le pseudonyme Jul.
Mais en cherchant des idées de scénario, M. Berjeaut a pris conscience, avec un certain malaise, de la place des personnages Noirs dans Lucky Luke. Sur presque 80 albums publiés en 70 ans, un seul, “En remontant le Mississippi”, comporte des protagonistes Noirs — représentés au moyen d’une imagerie typiquement raciste.
“Je n’avais jamais réfléchi à ça, et après je me suis même interrogé sur moi-même’’, raconte-t-il. Il s’est demandé pourquoi il n’avait jamais lui-même créé de personnages Noirs, et en a conclu que, de façon inconsciente, il évitait un sujet sensible. “Pour la première fois, je l’ai éprouvé comme une espèce d’étonnement.’’
Cette introspection débouche sur “Un cow-boy dans le coton”, publié à la fin de l’année dernière en français et désormais traduit en anglais. Son objectif, explique-t-il, était de raconter l’histoire de Lucky Luke et d’esclaves Noirs récemment affranchis d’une plantation en Louisiane au moyen d’un récit et de détails graphiques qui réinventent le rôle du héros cow-boy, et d’une représentation des personnages noirs en termes non racistes. Pour la première fois, il y a un héros Noir.
“Ce qu’il y a de différent dans ce Lucky Luke, et qui est sa force, c’est qu’il casse les stéréotypes au sein même d’une série classique où on représentait le Noir avec des stéréotypes”, avance le journaliste belge Daniel Couvreur, spécialiste de la BD. “Ce n’est plus “En remontant le Mississippi”. Les choses ont changé, et dans Lucky Luke elles changent aussi.’’
Toucher à un classique et aux souvenirs d’enfance est toujours un exercice délicat. D’autant que ce nouvel album est paru au beau milieu d’un débat houleux sur les questions raciales, la violence policière et le colonialisme qui dresse une partie de l’establishment français contre ce qu’il considère comme une obsession de la race importée des Etats-Unis. Ce qui revenait à une tentative de décoloniser Lucky Luke s’est ainsi attiré un accueil virulent.
L’Incorrect, un magazine d’extrême droite, a accusé l’album “de prostituer le cow-boy solitaire aux obsessions du temps’’ et de transformer “l’une des figures majeures de la bande dessinée franco-belge et de notre imaginaire enfantin’’ en une figure “aussi blindée de catéchisme progressiste qu’une série Netflix”. Valeurs Actuelles, autre publication d’extrême droite que courtise Emmanuel Macron, s’est indignée de voir que les personnages blancs “sont tous d’une laideur grotesque ; mais surtout ils sont d’une bêtise et d’une méchanceté crasses’’.
En dépit de ces réactions, l’album a bénéficié d’un accueil critique globalement positif et s’est classé numéro un des ventes de BD l’année dernière avec près de 500 000 exemplaires vendus. En France, certaines éminentes figures Noires ont souligné l’importance culturelle de ce moment.
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Pour le réalisateur Jean-Pascal Zadi, dont les parents ont émigré de Côte d’Ivoire, l’album est un signe que les choses bougent en France, doucement certes, mais “dans la bonne direction”.
La France, explique M. Zadi, “est un peu la vieille dame qui fait ce qu’elle peut, et là, vu que ça bouge trop autour, elle est obligée de s’adapter. Il y a des mouvements incroyables qui se mettent en place, la parole se libère, et voilà, malgré tout, elle est obligée de suivre le mouvement. Elle n’a pas le choix.”
À 40 ans, M. Zadi dit qu’“Un cow-boy dans le coton” est la première BD qu’il ait lue depuis son enfance. Il avait cessé d’un coup de lire les albums de bande dessinée il y a une trentaine d’années, le jour où sa sœur est rentrée à la maison avec un exemplaire de “Tintin au Congo”.
Publié en 1931, le deuxième album de la série emmène Tintin, un reporter, et son fidèle chien Milou dans ce qui était alors une colonie belge. Dans ce qui ressemble fortement à une apologie du colonialisme, Tintin se présente comme la voix de la raison et de la culture alors que les Congolais sont représentés comme des enfants, non civilisés et paresseux. La plupart des personnages Noirs sont dessinés de façon similaire, pourvus de lèvres rouges exagérées et d’une peau d’un noir de charbon ; même Milou parle mieux le français.
Cet album fait depuis longtemps l’objet de débats passionnés, y compris au Congo, et a toujours tenu une place particulière dans la culture populaire : il reste à ce jour l’un des albums pour la jeunesse les plus vendus, tout en incarnant la dimension raciste des représentations de personnes Noires dans les classiques de la bande dessinée.
Au fil de l’histoire de la BD, dans les rares cas où ils figurent, les personnages Noirs sont issus d’un même moule raciste. Dans l’album de Lucky Luke “En remontant le Mississippi”, publié en 1961, les Noirs sont dessinés de telle manière qu’ils se ressemblent presque tous, sont allongés en train de chanter, ou somnolent au travail. Dans Astérix, le seul personnage Noir récurrent est le pirate Baba qui n’arrive pas à prononcer les –r ; même dans un album récent de la série, sorti en 2015, les personnages Noirs sont dessinés “dans la tradition classique néocolonialiste”, pointe le magazine L’Express.
Lucky Luke a pourtant connu d’autres évolutions. En 1983, la cigarette qui pendait invariablement de ses lèvres a été remplacée par un brin d’herbe — sous la pression de Hanna-Barbera, le studio américain qui a adapté la BD en dessin animé.
Pierre Cras, un historien français spécialiste de la BD, explique que la figuration traditionnelle des Noirs comme “sauvages” et “indolents” avait pour but de justifier la “mission civilisatrice” de la colonisation en Afrique. Pour M. Cras, cette représentation qui perdure plus de 60 ans après l’indépendance des anciennes colonies françaises, reflète la psyché d’une nation qui a encore à faire pleinement face à son passé colonial.
“C’est extrêmement intéressant qu’il ait réussi en fait à s’en extirper”, dit M. Cras du travail de M. Berjeaut dans “Un cow-boy dans le coton”.
Biyong Djehuty, un dessinateur de 45 ans qui a grandi au Cameroun et au Togo avant d’émigrer en France à l’adolescence, dit qu’il n’a réalisé qu’à l’âge adulte à quel point cette représentation traditionnelle des Noirs l’avait affecté.
Lorsqu’il a commencé à dessiner ses propres BD, il ne croquait que des personnages blancs. Ce n’est qu’en découvrant, dans la bibliothèque de son collège, Black Panther, le super-héros Noir de Marvel, et l’histoire du roi zoulou Chaka, que les choses ont changé.
“C’est là que du jour au lendemain, j’ai commencé à faire des dessins qui représentent des Africains”, explique M. Djehuty, qui publie à compte d’auteur ses albums, qui traitent de l’histoire africaine. “Ça doit être inconscient, mais on s’identifie à un personnage qui nous ressemble.’’
S’interrogeant sur l’absence de personnages Noirs dans Lucky Luke, M. Berjeaut, qui a 46 ans, s’est tourné vers “Tintin au Congo”, un album qu’il n’avait pas relu depuis des dizaines d’années.
“C’était monstrueusement raciste”, note-t-il. “Les Noirs étaient moches, idiots, plus idiots que des enfants, comme s’ils étaient des espèces de créatures animales. On leur parle comme à des débiles pendant toute la BD. Ils ont des émotions d’imbéciles.’’
C’est ainsi qu’avec “Un cow-boy dans le coton”, M. Berjeaut dit avoir voulu créer une “antidote” à “Tintin au Congo”. L’intrigue se déroule dans une plantation de coton dont Lucky Luke hérite pendant la Reconstruction — période qui a vu la fin de l’esclavage aux États-Unis après la guerre de Sécession.
Et M. Berjeaut semble avoir atteint son objectif — même si l’histoire se déroule dans un contexte américain, et que ce dernier a toujours facilité, en France, le débat sur la race et le racisme. Si le gouvernement et certains intellectuels français décrient l’influence des concepts américains sur les questions raciales et y voient une menace à l’unité nationale, pour M. Berjeaut, travailler sur l’histoire d’une plantation en Louisiane a permis un retour sur soi.
“Alors que je travaillais sur les États-Unis, ça m’a amené même à réfléchir sur l’Europe et la France”, dit-il. “C’était comme une espèce de miroir. Cette histoire de l’esclavage, c’est aussi notre histoire, mais différemment. Cette histoire du racisme, c’est aussi notre histoire, mais différemment.’’
M. Berjeaut, qui a étudié l’histoire et l’anthropologie dans de prestigieuses universités françaises, puis enseigné l’histoire avant de devenir dessinateur et scénariste, s’est plongé dans les livres sur le Far West. Il a également rencontré de nombreux chercheurs et militants français pour discuter de la représentation des Noirs dans la culture populaire.
Pour la première fois dans une série de BD classique, les personnages Noirs ont des rôles à part entière, aussi importants que ceux de leurs homologues blancs. Un homme Noir — inspiré de Bass Reeves, qui fut le premier marshal adjoint Noir, ou agent de la police fédérale, à l’ouest du Mississippi — s’impose en héros au côté de Lucky Luke lui-même.
Reeves et un ouragan soudain font que Lucky Luke n’est pas le “sauveur blanc” — autre stéréotype dont M. Berjeaut a pris conscience au cours de ses recherches. Lucky Luke, l’emblématique cow-boy, semble aussi moins sûr de lui, dans une société en pleine évolution.
M. Berjeaut a trouvé des photos d’archives dont le dessinateur de l’album, Achdé, s’est inspiré pour donner vie aux personnages Noirs. Plus de traits déshumanisants : chaque Noir est figuré comme un individu unique.
For designer Marc N’Guessan, whose father is from Côte d’Ivoire, the representation of “diversity in black faces” is a belated recognition of the humanity of blacks in a comic book classic.
“We don’t all look the same,” he says.
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